LE ROI DE TRÈFLE
La réalité dépasse la fiction ! m’exclamai-je en reposant le Daily Newsmonger.
Cette réflexion, j’en conviens, n’était pas très originale ; elle irrita même mon ami. Penchant sa tête en forme d’œuf sur le côté, le petit homme chassa un grain de poussière imaginaire de son pantalon au pli impeccable.
— Comme c’est profond ! remarqua-t-il. Quel penseur est mon ami Hastings ?
Sans me montrer froissé par cette ironie insultante, je tapotai le journal que je venais de reposer.
— Avez-vous lu le Daily Newsmonger de ce matin ?
— Oui. Et après l’avoir lu, je l’ai soigneusement replié. Je ne l’ai pas jeté à terre comme vous l’avez fait, avec votre absence déplorable d’ordre et de méthode.
(C’est le pire défaut de Poirot. L’Ordre et la Méthode sont ses dieux et il va même jusqu’à leur attribuer sa réussite.)
— Vous avez donc lu le récit du meurtre d’Henry Reedburn, l’imprésario ? C’est ce qui m’a inspiré cette réflexion. Non seulement la réalité dépasse la fiction, mais elle est même encore plus spectaculaire. Jugez plutôt : une famille de braves petits bourgeois anglais, les Oglander, le père, la mère, le fils et la fille, la famille type parfaite de ce pays ; les hommes vont tous les jours à la ville ; les femmes s’occupent de la maison ; ils mènent une petite vie paisible et monotone. Et tout à coup, hier soir, alors qu’ils jouaient tranquillement au bridge dans le salon de leur coquette maison de banlieue de Streatham, Daisymead, la porte-fenêtre s’ouvre violemment et une femme entre en chancelant dans la pièce. Sur sa robe de satin gris s’étale une tache rougeâtre. Elle murmure un seul mot : « Meurtre ! », avant de s’écrouler à terre sans connaissance. Ils croient la reconnaître, d’après les photos qu’ils ont vues d’elle : il s’agirait de Valérie Saintclair, la célèbre danseuse qui fait fureur à Londres depuis quelque temps.
— Cette éloquence est-elle la vôtre ou celle du Daily Newsmonger ? s’enquit Poirot.
— Le Daily Newsmonger allait vraisemblablement être mis sous presse et n’a pu donner qu’un bref exposé des faits. Mais les possibilités de mise en scène de cette histoire me sont aussitôt apparues.
Poirot hocha la tête d’un air pensif.
— La nature humaine ne va pas sans la comédie. Le tout est de savoir où celle-ci commence. On se trompe souvent. Souvenez-vous-en. Quoi qu’il en soit, je m’intéresse également à cette affaire, car je vais vraisemblablement avoir à m’en occuper.
— Vraiment ?
— Oui. Un homme m’a téléphoné ce matin et m’a demandé un rendez-vous pour le prince Paul de Mauranie.
— Je ne vois pas le rapport.
— Vous ne lisez donc pas vos jolis petits journaux anglais à scandale ? Ceux qui sont pleins d’histoires grotesques et de « on dit ». Regardez.
Je suivis son petit doigt boudiné le long des lignes et lus ceci : «… le prince étranger et la célèbre danseuse sont-ils réellement fiancés ?… La jeune femme aime-t-elle sa nouvelle bague de diamants ? »
— Mais revenons-en à votre récit dramatique, me dit Poirot. Mlle Saintclair vient de s’évanouir sur le tapis du salon de Daisymead ; vous vous en souvenez ?
Je haussai les épaules et repris l’exposé des faits.
— À la suite des premières paroles prononcées par la jeune femme lorsqu’elle a repris connaissance, les deux hommes de la famille Oglander sont sortis, l’un à la recherche d’un médecin pour s’occuper d’elle, car elle avait manifestement subi un terrible choc, et l’autre, pour se rendre au commissariat ; de là, après avoir raconté son histoire, il a accompagné la police à Mon Désir, la magnifique villa de Mr. Reedburn, qui se trouve à proximité de Daisymead. Ils y ont découvert le célèbre imprésario – qui, soit dit en passant, ne jouit pas d’une excellente réputation – étendu à terre dans la bibliothèque, le crâne fendu en deux comme une coquille de noix.
— Je vous ai coupé vos effets, remarqua Poirot d’un ton aimable. Je vous prie de m’en excuser… Ah ! voilà le prince.
Notre distingué visiteur nous fut annoncé sous le nom de comte Féodor. C’était un grand jeune homme à l’air étrange et agité ; il avait le menton fuyant, la célèbre bouche des Mauranberg et de grands yeux noirs au regard brûlant.
— Monsieur Poirot ?
Mon ami s’inclina.
— Monsieur, je suis affreusement bouleversé ; plus que je ne pourrais l’exprimer par des paroles…
Poirot leva une main.
— Je comprends votre inquiétude. Mlle Saintclair est une amie très chère, je crois ?
Le prince répondit simplement :
— J’ai l’espoir d’en faire ma femme.
Poirot se redressa dans son fauteuil et ouvrit tout grands les yeux.
— Je ne serai pas le premier membre de ma famille à faire un mariage morganatique. Mon frère Alexandre a lui aussi défié l’Empereur. Nous vivons en des temps plus modernes où les anciens préjugés de classe n’ont plus cours. D’ailleurs, Mlle Saintclair est mon égale par le rang. Vous avez certainement entendu parler de ses origines ?
— On raconte bien des histoires romantiques à son sujet, ce qui n’est pas rare dans le cas d’une danseuse célèbre. Certains disent que c’est la fille d’une domestique irlandaise, et d’autres, que sa mère était une grande duchesse russe.
— La première version est, bien entendu, absolument fausse, déclara le jeune homme avec véhémence. Seule la seconde est vraie. Valérie, bien qu’elle soit tenue au secret, me l’a laissé entendre. D’ailleurs, elle en donne la preuve de mille façons sans s’en rendre compte. Je crois à l’hérédité, Monsieur Poirot.
— Moi aussi je crois à l’hérédité, dit Poirot d’un ton pensif. J’ai d’ailleurs vu des choses bien étranges dans ce, domaine. Moi qui vous parle… Mais, venons-en au fait. Qu’attendez-vous de moi, Prince ? Que craignez-vous ? Je puis parler librement, n’est-ce pas ? Y a-t-il quelque raison d’impliquer Mlle Saintclair dans ce meurtre ? Elle connaissait Reedburn, bien sûr.
— Oui. Il se disait amoureux d’elle.
— Et elle ?
— Elle ne voulait pas en entendre parler.
Poirot dévisagea le jeune homme avec attention.
— Avait-elle des raisons d’en avoir peur ?
Le jeune homme hésita.
— Il s’est produit un incident. Connaissez-vous Zara, la voyante ?
— Non.
— Elle est fantastique. Vous devriez aller la consulter un de ces jours. Valérie et moi sommes allés la voir la semaine dernière. Elle nous a tiré les cartes. Elle a parlé pour Valérie d’ennuis… de nuages noirs ; puis elle a retourné la dernière carte, la carte de couverture, comme on l’appelle. C’était le roi de trèfle. Elle a dit alors à Valérie : « Faites attention. Un homme vous tient en son pouvoir. Vous avez peur de lui ; il vous met en grand danger. Voyez-vous de qui je veux parler ? » Valérie était tout pâle. Elle a hoché la tête et a répondu « Oui, oui, je vois. » Nous sommes partis très peu de temps après. Les derniers mots de Zara pour Valérie ont été : « Méfiez-vous du roi de trèfle. Un danger vous menace ! » J’ai questionné Valérie, mais elle n’a rien voulu me dire. Elle m’a assuré que tout allait bien. Mais, après ce qui s’est passé hier soir, je suis plus convaincu que jamais que c’est Reedburn qu’elle a vu dans le roi de trèfle et que c’est lui l’homme dont elle avait peur.
Le prince se tut brusquement.
« Vous comprendrez donc mon agitation quand j’ai ouvert les journaux ce matin. À supposer que Valérie, dans un accès de folie… oh ! non ! c’est impossible.
Poirot se leva et tapota doucement l’épaule du jeune homme.
— Calmez-vous, je vous en prie. Et faites-moi confiance.
— Irez-vous à Streatham ? Je pense qu’elle y est encore ; à Daisymead… terrassée par le choc.
— J’y vais sur-le-champ.
— J’ai tout arrangé, par l’intermédiaire de l’ambassade. Vous aurez accès partout.
— Nous allons donc nous mettre en route. Hastings, vous m’accompagnez ? Au revoir, Prince.
Mon Désir était une villa luxueuse, extrêmement moderne et confortable. On y accédait par une courte allée, et de splendides jardins s’étendaient derrière la maison sur près de deux hectares.
Dès que Poirot eut mentionné le nom du prince Paul, le maître d’hôtel qui nous avait ouvert nous emmena sur les lieux du crime. La bibliothèque était une pièce magnifique qui occupait toute une aile et avait une fenêtre à chaque bout, donnant, l’une sur l’allée et le devant de la maison, et l’autre, sur les jardins. C’était dans le renfoncement de cette dernière qu’avait été découvert le corps. Il avait été enlevé un moment plus tôt, une fois le travail de la police terminé.
— C’est ennuyeux, murmurai-je. Qui sait quels indices ils ont pu effacer ?
Mon ami sourit.
— Allons ! Allons ! Combien de fois devrais-je vous dire que les indices viennent de l’intérieur ? C’est dans la matière grise que se trouve la solution de toute énigme.
Il se tourna vers le maître d’hôtel.
— Je suppose qu’en dehors du fait qu’on a enlevé le corps, rien n’a été touché dans la pièce ?
— Non, Monsieur. Elle est exactement comme la police l’a trouvée hier soir.
— Ces rideaux, je vois qu’ils occupent toute la largeur du renfoncement. Il y a les mêmes à l’autre fenêtre. Étaient-ils tirés hier soir ?
— Oui, Monsieur. Je les tire tous les soirs.
— Dans ce cas, Mr. Reedburn a dû les rouvrir lui-même ?
— Je le suppose, Monsieur.
— Saviez-vous que votre maître attendait une visite hier soir ?
— Il ne me l’a pas précisé, Monsieur. Mais il a donné l’ordre qu’on ne le dérange pas après le dîner. Voyez, Monsieur, cette porte-fenêtre donne sur la terrasse qui longe le côté de la maison. Il peut avoir fait entrer quelqu’un par là.
— Était-ce dans ses habitudes ?
Le maître d’hôtel toussota discrètement.
— Je le crois, oui, Monsieur.
Poirot s’approcha de la porte en question. Elle était fermée à clé. Il l’ouvrit et sortit sur la terrasse qui rejoignait l’allée sur la droite, sur la gauche, elle aboutissait à un mur de briques rouges.
— Le verger, Monsieur, expliqua le maître d’hôtel. On y entre par un portail situé un peu plus loin, mais nous le fermons à clé tous les soirs à six heures.
Poirot hocha la tête et revint dans la bibliothèque, suivi du maître d’hôtel.
— N’avez-vous rien entendu hier soir ?
— Seulement des voix dans la bibliothèque, un peu avant neuf heures. Mais cela n’avait rien d’extraordinaire, d’autant plus que l’une d’elles était une voix de femme. Évidemment, une fois que nous nous sommes tous trouvés dans l’aile réservée au personnel, à l’autre bout de la maison, nous ne pouvions plus rien entendre. Et puis, vers onze heures, la police est arrivée.
— D’après les voix, combien y avait-il de personnes ?
— Je ne saurais le dire, Monsieur. J’ai simplement remarqué une voix de femme.
— Ah !
— Je vous demande pardon, Monsieur, mais le docteur Ryan est encore dans la maison ; désirez-vous le voir ?
Nous acceptâmes avec empressement et, quelques minutes plus tard, le docteur, un quinquagénaire jovial, nous rejoignit et donna à Poirot tous les renseignements dont celui-ci avait besoin. Reedburn était étendu près de la fenêtre, la tête à côté du siège en marbre. Il avait deux blessures, l’une entre les yeux et l’autre, celle qui lui avait été fatale, sur l’arrière de la tête.
— Était-il étendu sur le dos ?
— Oui. Voilà la marque.
Il indiqua une petite tache sombre par terre.
— Le coup sur l’arrière de la tête n’aurait-il pas pu être provoqué par la chute ?
— Impossible. Quelle qu’ait été l’arme utilisée, elle a pénétré dans le crâne de plusieurs centimètres.
Poirot regardait pensivement devant lui. Dans l’embrasure de chaque fenêtre se trouvait un siège en marbre sculpté dont les bras se terminaient par une tête de lion. Une lueur apparut dans les yeux de Poirot.
— Supposons qu’il soit tombé en arrière sur cette tête de lion et, de là, ait glissé à terre. Cela ne pourrait-il pas provoquer une blessure semblable à celle que vous m’avez décrite ?
— Si. Mais la position dans laquelle il était étendu rend cette hypothèse impossible. D’ailleurs, il ne manquerait pas d’y avoir des traces de sang sur le marbre du siège.
— À moins qu’on ne les ait fait disparaître ?
Le docteur haussa les épaules.
— C’est peu vraisemblable. Quel intérêt aurait-on à donner à un accident l’apparence d’un meurtre ?
— C’est vrai, admit Poirot. À votre avis, l’un des deux coups aurait-il pu être porté par une femme ?
— Oh ! c’est tout à fait hors de question ! Vous pensez à Mlle Saintclair, je suppose ?
— Je ne pense à personne en particulier tant que je n’ai aucune certitude, répliqua Poirot.
Il reporta alors son attention sur la porte-fenêtre ouverte et le docteur déclara :
— C’est par ici que Mlle Saintclair s’est enfuie. On aperçoit Daisymead entre les arbres. Certes, il y a des maisons plus proches de l’autre côté de la route, sur le devant, mais bien qu’elle se trouve à quelque distance, Daisymead est la seule maison visible de ce côté-ci.
— Je vous remercie de votre amabilité, Docteur, dit Poirot.
— Venez, Hasting, nous allons suivre les pas de Mlle Saintclair.
Poirot m’entraîna au fond du jardin, qui était fermé par un portail en fer ; nous traversâmes une petite pelouse et nous trouvâmes bientôt devant le portillon qui donnait sur l’arrière de Daisymead, une petite maison sans prétention entourée d’environ deux mille mètres carrés de terrain. Un petit escalier conduisait à une porte-fenêtre. Poirot me l’indiqua d’un mouvement de tête.
— C’est par là que Mlle Saintclair est entrée. Mais, pour nous qui ne sommes pas aussi pressés, il est préférable de passer par la porte d’entrée.
Une domestique nous ouvrit et nous conduisit dans le salon, puis elle alla chercher Mrs. Oglander. Manifestement, la pièce n’avait pas été touchée depuis la veille au soir. On n’avait pas retiré les cendres de la cheminée, la table de bridge se trouvait toujours au milieu et l’on voyait encore les mains des quatre joueurs, celle du mort retournée et les trois autres faces contre table. La pièce était surchargée de bibelots de pacotille, et de nombreux portraits de famille, plus laids les uns que les autres, étaient accrochés au mur.
Poirot les examina avec plus d’indulgence que moi et en redressa un ou deux qui étaient légèrement de travers.
— La famille, c’est un lien très fort, commenta-t-il. Le sentiment remplace la beauté.
J’acquiesçai tout en considérant un tableau de famille représentant un homme moustachu, une femme à grand chignon relevé, un robuste garçon et deux petites filles enrubannées de façon ridicule. Pensant qu’il devait s’agir d’un ancien portrait de la famille Oglander, je l’étudiai avec intérêt.
La porte s’ouvrit alors et une jeune femme entra. Ses cheveux noirs étaient tirés en arrière, elle portait une veste sport de couleur beige et une jupe en tweed.
Elle nous interrogea du regard et Poirot s’avança vers elle.
— Miss Oglander ? Je regrette de vous déranger, surtout après les heures que vous venez de connaître. Tout cela a dû être bien pénible.
— Assez désagréable, en effet, admit la jeune femme d’un ton neutre.
Je commençais à penser que Miss Oglander manquait tellement d’imagination qu’elle était totalement insensible aux éléments dramatiques de l’affaire. J’en eus la confirmation en l’entendant poursuivre.
— Veuillez excuser l’état de cette pièce. Les domestiques perdent la tête si facilement.
— C’est ici que vous vous trouviez hier soir, n’est-ce pas ? lui demanda Poirot.
— Oui, après dîner nous jouions au bridge, lorsque…
— Excusez-moi… depuis combien de temps jouiez-vous ?
Miss Oglander réfléchit.
— Je serais incapable de le dire. Il devait être dix heures du soir. Tout ce que je sais, c’est que nous avions déjà fait plusieurs manches.
— Et vous-même étiez assise à quelle place ?
— Face à la fenêtre. Je jouais avec ma mère et venais de demander un sans-atout quand, soudain, la porte-fenêtre s’est ouverte et Mlle Saintclair a fait irruption dans la pièce en titubant.
— Vous l’avez reconnue ?
— Son visage m’était vaguement familier.
— Elle est encore ici, je crois ?
— Oui, mais elle ne veut voir personne. Elle est encore très abattue.
— Je pense qu’elle me recevra. Voulez-vous lui dire que je suis ici à la demande expresse du prince Paul de Mauranie ?
Il me sembla que la mention du nom d’une altesse royale avait quelque peu ébranlé le calme imperturbable de Miss Oglander ; cependant, elle quitta la pièce sans un mot. Elle revint presque aussitôt pour dire que Mlle Saintclair nous recevrait dans sa chambre.
Elle nous conduisit à l’étage, jusqu’à une chambre à coucher spacieuse et claire. Une femme était étendue sur un divan près de la fenêtre ; elle tourna la tête à notre entrée. Le contraste entre miss Oglander et elle me frappa aussitôt, d’autant plus que, le teint et les traits, elles n’étaient pas si dissemblables… mais quelle différence ! Dans ses moindres gestes, ses moindres regards, Valérie Saintclair exprimait le drame, et il émanait d’elle un charme romantique envoûtant. Elle portait une longue robe de chambre de flanelle rouge, un vêtement très ordinaire, certes, mais qui, sur elle, se parait d’une saveur exotique et ressemblait à une tunique orientale de couleur éclatante.
Ses grands yeux noirs s’attachèrent à ceux de Poirot.
— Vous venez de la part de Paul ?
Sa voix était en harmonie avec son physique, chaude et pleine de langueur.
— Oui, Mademoiselle. Je suis ici pour le servir… ainsi que vous.
— Que désirez-vous savoir ?
— Tout ce qui s’est passé hier soir. Mais absolument tout !
La jeune femme eut un sourire las.
— Pensez-vous que je mentirais ? Je ne suis pas sotte. Je me rends bien compte qu’il vaut mieux dire la vérité. Cet homme qui est mort détenait un secret me concernant. Il m’a menacée de le révéler. Par amour pour Paul, j’ai tenté de conclure un accord avec lui. Je ne pouvais pas prendre le risque de perdre Paul… Maintenant qu’il est mort, je ne crains plus rien. Mais, malgré tout, je ne l’ai pas tué.
Poirot secoua la tête en souriant.
— Il est inutile de me préciser cela, Mademoiselle. À présent, racontez-moi ce qui s’est passé hier soir.
— Je lui avais offert de l’argent et il semblait prêt à traiter avec moi. Il m’avait donné rendez-vous hier soir à neuf heures à Mon Désir. Je connaissais l’endroit pour y être déjà venue. Je devais passer par la porte-fenêtre de la bibliothèque de façon que les domestiques ne me voient pas.
— Excusez-moi, Mademoiselle, mais n’étiez-vous pas effrayée de vous y rendre seule, la nuit ?
Était-ce un effet de mon imagination ? La jeune femme parut hésiter un instant avant de répondre.
— Peut-être l’étais-je. Mais, voyez-vous, je ne pouvais demander à personne de m’accompagner. Et j’étais désespérée. Reedburn m’a fait entrer dans la bibliothèque. Oh ! cet homme ! Je suis contente qu’il soit mort ! Il s’est diverti à mes dépens, comme un chat joue avec une souris. Il m’a accablée de sarcasmes. Je l’ai imploré à genoux. Je lui ai offert tous les bijoux que je possède. En vain ! Puis il m’a fait part de ses conditions. Peut-être pouvez-vous deviner ce qu’elles étaient. J’ai refusé. Je lui ai dit ce que je pensais de lui. Je me suis emportée. Mais il gardait son sourire impassible. Puis, comme je me taisais enfin, j’ai entendu un bruit… cela venait de derrière le rideau de la fenêtre. Il l’a entendu aussi. Il s’en est approché à grands pas et l’a écarté d’un geste brusque. Un homme se cachait derrière, un homme à l’aspect effrayant, une sorte de vagabond. Il a frappé Mr. Reedburn… il l’a frappé de nouveau, et Mr. Reedburn s’est écroulé à terre. Le vagabond s’est alors précipité sur moi avec ses mains tachées de sang. J’ai réussi à lui échapper, je me suis glissée au-dehors par la fenêtre et me suis enfuie à toutes jambes. J’ai alors aperçut les lumières de cette maison et j’ai couru dans cette direction. Le store était levé et j’ai vu des gens qui jouaient au bridge, je suis entrée comme une folie dans la pièce. J’ai simplement eu le temps de murmurer : « Meurtre ! », puis tout s’est obscurci…
— Merci, Mademoiselle. Cela a dû vous causer un terrible choc. Pour en revenir à ce vagabond, pourriez-vous me le décrire ? Vous souvenez-vous de la façon dont il était habillé ?
— Non… tout s’est passé si vite ! Mais je reconnaîtrais cet homme n’importe où. Son visage est gravé dans ma mémoire.
— Une dernière question, Mademoiselle. Les rideaux de l’autre fenêtre, celle qui donne sur l’allée, étaient-ils tirés ?
Pour la première fois, le visage de la danseuse prit une expression perplexe. Elle semblait faire un effort pour se souvenir de ce détail.
— Eh bien, Mademoiselle ?
— Je pense… je suis presque certaine… oui, j’en suis certaine ? Ils n’étaient pas tirés.
— C’est curieux, étant donné que les autres l’étaient. Enfin, cela n’a pas grande importance. Comptez-vous rester ici longtemps, Mademoiselle ?
— Le docteur pense que je serai en état de rentrer en ville demain.
La jeune femme jeta un regard circulaire sur la pièce. Miss Oglander était repartie.
— Ces gens sont très gentils, mais nous n’appartenons pas au même monde. Je les choque. Et, pour ma part, eh bien, je n’aime pas beaucoup la bourgeoisie.
Une légère note d’amertume perçait dans sa voix.
Poirot hocha la tête.
— Je comprends. J’espère que je ne vous ai pas trop fatiguée avec mes questions ?
— Pas du tout, je n’ai que trop hâte que Paul, sache la vérité.
— Bien. Je vous souhaite le bonjour, Mademoiselle.
Comme nous quittions la pièce, Poirot s’arrêta et s’empara d’une paire d’escarpins en cuir verni.
— Ce sont les vôtres, Mademoiselle ?
— Oui. On vient de les nettoyer et de me les rapporter.
— Tiens ! murmura Poirot tandis que nous descendions ensemble l’escalier. Les domestiques ne sont pas si troublés puisqu’ils ont pensé à nettoyer les chaussures, quoiqu’ils aient oublié de retirer les cendres de la cheminée. Ma fois, mon ami, il semblait, au début, y avoir un ou deux points intéressants, mais je crains fort, oui, je crains fort, que nous ne dévions considérer cette enquête comme terminée. Tout me paraît très clair.
— Et l’assassin ?
— Hercule Poirot ne donne pas la chasse aux vagabonds, répondit mon ami d’un ton grandiloquent.
Miss Oglander vint à notre rencontre dans le hall.
— Si vous voulez bien attendre une minute au salon, Mère aimerait vous parler.
On n’avait, toujours pas remis de l’ordre dans la pièce et Poirot rassembla distraitement les cartes posées sur la table, puis il les battit de ses petites mains parfaitement soignées.
— Savez-vous ce que je pense, mon ami ?
— Non, répondis-je, impatient d’entendre la suite.
— Je pense que Miss Oglander a eu tort de demander un sans-atout. Elle aurait dû se contenter de trois piques.
— Poirot ! Vous exagérez !
— Mon Dieu, je ne peux pas sans cesse parler de sang et de foudre !
Brusquement, il se redressa.
— Hastings… Hastings ! Regardez ! Il manque le roi de trèfle !
— Zara ! m’écriai-je.
— Hein ?
Il ne semblait pas avoir saisi mon allusion. D’un geste machinal, il remit les cartes en paquet et les rangea dans leur étui. Son visage avait une expression sévère.
— Hastings, dit-il enfin. Moi, Hercule Poirot, j’ai failli commettre une grave erreur… une très grave erreur.
Je le regardai, impressionné, mais sans comprendre.
— Il nous faut repartir de zéro, Hastings. Oui, il nous faut repartir de zéro. Mais, cette fois, nous ne nous tromperons pas.
Il fut interrompu par l’entrée d’une belle femme d’une cinquantaine d’années. Elle tenait quelques livres de comptes à la main. Poirot s’inclina devant elle.
— Dois-je comprendre, Monsieur, que vous êtes un ami… de… euh… Mlle Saintclair ?
— C’est, plus exactement, un de ses amis qui m’envoie, Madame.
— Oh ! je vois. Je pensais que, peut-être…
Poirot fit brusquement un geste en direction de la fenêtre.
— Le store n’était pas baissé, hier soir ?
— Non. Je suppose que c’est pour cela que Mlle Saintclair a vu la lumière.
— Il y avait un beau clair de lune, il me semble. Je m’étonne que vous-même, qui étiez assise face à la fenêtre, ne l’ayez pas vue approcher.
— Nous étions sans doute trop pris par le jeu. Il ne nous est encore jamais rien arrivé de ce genre.
— Je veux bien le croire, Madame. Et je vais vous rassurer. Mlle Saintclair a l’intention de repartir demain.
— Oh ! s’exclama l’aimable femme, dont le visage s’éclaira.
— Quant à moi ; je vous souhaite le bonjour, Madame.
Une domestique nettoyait les marches du perron lorsque nous passâmes la porte d’entrée. Poirot lui demanda :
— Est-ce vous qui avez nettoyé les chaussures de la jeune femme qui est là-haut ?
La domestique secoua la tête.
— Non, Monsieur. Je ne pense pas qu’elles aient été nettoyées.
— Alors, qui l’a fait ? demandai-je à Poirot tandis que nous rejoignions la route.
— Personne. Elles n’avaient pas besoin d’être nettoyées.
— J’admets que de marcher sur la route ou dans l’allée par une belle nuit étoilée ne suffirait pas à les salir. Mais après avoir traversé le jardin, elles devraient au moins être poussiéreuses et tachées d’herbe.
— Oui, répondit Poirot avec un curieux petit sourire. Je suis d’accord : dans ce cas, elles devraient être sales.
— Mais…
— Gardez patience pendant une petite demi-heure encore, mon ami. Nous retournons à Mon Désir.
Le maître d’hôtel parut surpris de nous revoir, mais il nous laissa retourner dans la bibliothèque sans faire de difficultés.
— Eh ! Ce n’est pas la bonne fenêtre, criai-je à Poirot en 84 le voyant se diriger vers celle qui donnait sur l’allée.
— Ce n’est pas mon avis. Regardez.
Il montrait du doigt la tête de lion en marbre. Dessus, on pouvait voir une petite tache plus claire. Il m’indiqua alors une tache semblable sur le parquet ciré.
— Quelqu’un a donné un coup de poing à Reedburn entre les deux yeux. Il est tombé en arrière, sur cette avancée de marbre, puis a glissé à terre. Après ça, on l’a traîné jusqu’à l’autre fenêtre et on l’a étendu devant, mais pas tout à fait dans la même position, comme le docteur me l’a fait remarquer.
— Mais pourquoi ? C’était absolument inutile.
— Au contraire. C’était indispensable. D’ailleurs, c’est ce qui dévoile l’identité de l’assassin… bien que, soit dit en passant, il n’ait eu aucunement l’intention de tuer Reedburn ; on peut donc difficilement le qualifier d’assassin. Ce doit être un homme très fort !
— Parce qu’il a traîné le corps d’un bout à l’autre de la pièce ?
— Pas précisément… Cette affaire est vraiment très intéressante. Mais j’ai bien failli faire des sottises.
— Vous voulez dire que l’enquête est terminée ? Que vous savez tout ?
— Oui.
Un détail me revint brusquement à l’esprit ;
— Mon ! m’écriai-je. Il y a une chose que vous ignorez !
— Laquelle ?
— Vous ignorez où se trouve le roi de trèfle manquant !
— Vraiment ? Oh ! c’est très drôle. Très, très drôle, mon ami.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il est dans ma poche !
Il l’en sortit d’un geste large du bras.
— Oh ! dis-je, quelque peu déconfit. Où l’avez-vous trouvé ? Ici ?
— Cela n’avait rien d’extraordinaire. On ne l’avait pas sorti avec les autres cartes ; tout simplement. Il était resté dans la boîte.
— Hum ! N’empêche que cela vous a donné une idée, non ?
— Oui, mon ami. Je présente mes respects à Sa Majesté.
— Et à Mme Zara !
— Ah oui ! À cette brave femme, aussi.
— Bon. Que faisons-nous à présent ?
— Nous allons retourner en ville. Mais il faut d’abord que j’aie un petit entretien avec une certaine dame, à Daisymead.
Ce fut la même domestique qui nous ouvrit.
— Ils sont tous à table, Monsieur… à moins que ce ne soit miss Saintclair que vous désiriez voir ; mais elle se repose.
— J’aimerais seulement parler un instant à Mrs. Oglander. Voulez-vous aller la prévenir ?
La domestique nous conduisit au salon. En passant devant la salle à manger, j’entrevis la tablée familiale, complétée par deux hommes robustes et massifs, dont l’un était moustachu et l’autre barbu et moustachu.
Quelques minutes plus tard, Mrs. Oglander entra dans la pièce et jeta un regard interrogateur à Poirot, qui s’inclina.
— Madame, dans mon pays, nous avons beaucoup de respect et de tendresse pour la mère. La mère de famille est tout pour nous !
Cette entrée en matière surprit quelque peu Mrs. Oglander.
— C’est la raison pour laquelle je suis revenu, poursuivit Poirot. Pour apaiser l’inquiétude d’une mère. On ne découvrira pas l’identité du meurtrier de Mr. Reedburn. N’ayez crainte. C’est moi, Hercule Poirot, qui vous le dis. J’ai vu juste, n’est-ce pas ? Ou est-ce une épouse que je dois rassurer ?
Il y eut un long silence. Mrs. Oglander dévisageait Poirot avec attention. Puis elle dit d’une voix calme :
— J’ignore comment vous le savez… mais vous avez vu juste, en effet.
Poirot hocha la tête avec gravité.
— Ce sera tout, Madame. Mais ne craignez rien. Vos policiers anglais n’ont pas les yeux d’Hercule Poirot.
Il tapota du bout de l’ongle le portrait de famille accroché au mur.
— Vous aviez une autre fille, Madame. Est-elle morte ?
Il y eut à nouveau un moment de silence, pendant que, Mrs. Oglander scrutait le visage de Poirot.
— Oui, elle est morte, répondit-elle enfin.
— Ah ! dit vivement Poirot. Nous devons retourner en ville à présent. Me permettez-vous de remettre le roi de trèfle dans le paquet ? Ce fut votre seule erreur. Vous comprenez, avoir joué au bridge pendant une heure avec seulement cinquante et une cartes… pour une personne connaissant un tant soit peu ce jeu, c’est impossible ! Au revoir, Madame.
— Ça y est, mon ami, me dit Poirot tandis que nous nous dirigions vers la gare, vous avez tout compris.
— Je n’ai rien compris du tout ! Qui a tué Reedburn ?
— John Oglander junior. J’hésitais entre le père et le fils, mais je me suis décidé pour le fils, celui-ci étant le plus jeune et le plus fort. C’était obligatoirement l’un des deux, à cause de la fenêtre.
— La fenêtre ?
— Oui. Il y a quatre issues à la bibliothèque : deux portes et deux fenêtres ; mais, évidemment, une suffisait. Trois d’entre elles donnaient directement ou indirectement sur le devant de la maison. Le drame devait, en apparence, se dérouler près de la fenêtre donnant sur l’arrière pour faire croire que c’était par hasard que Valérie Saintclair était venue à Daisymead. En réalité, bien sûr, elle s’est évanouie et John Oglander l’a transportée sur ses épaules. C’est la raison pour laquelle j’ai dit que l’assassin devait être un homme fort.
— Y étaient-ils allés ensemble ?
— Oui. Vous vous souvenez de l’hésitation de Valérie lorsque je lui ai demandé si elle n’avait pas eu peur de se rendre seule à Mon Désir. En fait, John Oglander l’y a accompagnée, ce qui, j’imagine, n’a pas arrangé l’humeur de Reedburn. Ils se sont disputés et c’est sans doute à cause d’une insulte lancée à Valérie qu’Oglander l’a frappé. Vous connaissez la suite.
— Mais pourquoi cette histoire de partie de bridge ?
— Parce que, jouer au bridge, cela suppose quatre personnes. Un simple détail comme celui-là est très convaincant. Qui aurait pensé que, pendant toute la soirée, il n’y avait eu que trois personnes dans la pièce ?
J’étais encore perplexe.
— Il y a une chose que je ne comprends pas. Qu’est-ce que les Oglander ont à voir avec la danseuse Valérie Saintclair !
— Ah ! Je m’étonne que vous n’ayez pas fait le rapprochement. Pourtant, vous avez longuement regardé le tableau accroché au mur ; plus longuement que moi. La deuxième fille de Mrs. Oglander est peut-être morte aux yeux de sa famille, mais le monde entier la connaît sous le nom de Valérie Saintclair !
— Quoi !
— N’avez-vous pas remarqué la ressemblance, lorsque vous avez vu les deux sœurs ensemble ?
— Non, avouai-je, J’ai au contraire, été frappé par l’incroyable différence qu’il y avait entre les deux jeunes femmes.
— C’est parce que votre esprit romanesque est trop sensible aux impressions extérieures, mon cher Hastings. Mais toutes deux ont pratiquement les mêmes traits. Le même teint, aussi. Ce qui est à noter, c’est que Valérie a honte de sa famille et que sa famille a honte d’elle. Toutefois, se trouvant en danger, elle a fait appel à son frère et, lorsque les choses ont mal tourné, ils se sont tous serré les coudes d’une façon extraordinaire. La force des liens du sang est une chose merveilleuse. Ce sont tous d’excellents acteurs dans cette famille. C’est de là que Valérie tient son talent d’artiste. Comme le prince Paul, je crois à l’hérédité ! Ils ont même réussi à me tromper, moi. Sans un heureux hasard et la question-piège par laquelle j’ai amené Mrs. Oglander à contredire la description que m’avait faite sa fille des places qu’occupaient les joueurs, la famille Oglander aurait mis Hercule Poirot lui-même en échec.
— Que comptez-vous dire au prince Paul ?
— Qu’il est impossible que Valérie ait été l’auteur du meurtre, et que je doute fort qu’on retrouve jamais le vagabond. Je lui dirai aussi de transmettre mes compliments à Zara. Avouez que c’est une curieuse coïncidence ! Je pense que j’appellerai cette petite affaire « l’aventure du roi de trèfle ». Qu’en pensez-vous, mon ami ?